Paris Match : Revoilà
donc le temps du désir… ou de l'envie de
retrouver votre public ?
Mylène Farmer : Le désir n'a jamais
cessé depuis
le premier jour, revoilà donc plutôt,
effectivement, le
temps de l'envie. Le temps de retrouver les siens et de partager ces
moments rares qui n'existent que sur scène.
Il aurait pu
s'évanouir à jamais, ce désir, ou
est-ce impossible ?
Le désir peut disparaître à tout
moment, c'est ce
qui le rend précieux. J'entretiens naïvement
l'espoir que
ce sentiment puisse nous survivre. C'est parfois le
privilège de
certains artistes.
On a l'impression que,
depuis toutes
ces années, vous dessinez votre carrière sur une
toile,
une belle et grande toile… Le tableau commence à
prendre
forme. Il vous plaît ?
Je suis comme un volcan qui sommeille entre deux éruptions.
Si
c'était un tableau, il s'intitulerait sans aucun doute
"Œuvre éternellement en chantier" !
Eternellement
inachevée ?
J'aime l'imprévu... Je ne planifie rien. Aujourd'hui ici,
demain perdue dans un paysage de Toscane... Tant que le
désir sera présent, je continuerai
à jeter de
la couleur sur tout ce qui m'entoure. L'inachevé peut avoir
un
parfum d'amertume. J'aime aller au bout des choses. Même si,
au
fond, je sais que rien n'est jamais achevé. Je suis
perfectionniste, certains de mes amis vous diraient
“maniaque”. J'aime la précision
horlogère.
Il y a des
regrets ? Un regret ?
Une multitude de regrets. Les regrets sont les balises d'une vie dense
constituée de nombreux choix. Aucun remords. J'ai toujours
eu le
sentiment de faire les choix qui me correspondaient. J'ai un regret
particulier. Celui de n'avoir pas partagé plus de moments
avec
ceux qui sont partis. Je n'ai pas pu dire au revoir à mon
père, ni même le voir, avant que l'on ne referme
son
cercueil. C'est une blessure irréversible.
Ce sont ces blessures qui
vous ont
conduite à la discrétion, au silence,
à l'art
d'être rare. Ce qui pourrait apparaître
à certains
comme anachronique, à l'heure où chacun
rêve de
notoriété factice, s'invente un
“moi” qui
n'existe pas à travers les réseaux
sociaux…
J'ai peur de ça. Tout va trop vite. L'instantané
ne
favorise pas la réflexion mais l'instinct. La communication
devient un bruit ininterrompu. Les gens écrivent et parlent
sans
recul, à chaud, dans un monde où la
mémoire
numérique est infinie. Paradoxalement, cela permet
à
chacun de s'exprimer et d'espérer trouver un auditoire. Si
les
écrits restent, ce qui change, c'est que
désormais tout
le monde peut y accéder en quelques secondes. C'est
l'inverse du
mystère... Bien trop violent pour moi. Une
carrière,
c'est long, exigeant, et c'est ce qui en fait la beauté. Il
n'y
a rien d'anachronique à prendre son temps dans un monde
fulgurant. Cela devient un choix. Et ce choix me correspond.
Avez-vous
réussi à créer une
communauté sans jamais la trahir ?
Oui, et j'en suis profondément touchée. Cette
communauté s'est créée autour de mots,
de
mélodies et d'échanges lors des concerts. C'est
une
communauté fidèle, sans doute parce que je ne me
suis
jamais trahie moi-même. Je suis reconnaissante pour cela aux
spectateurs de mes concerts.
Quelle histoire que cet
amour du public et cette fidélité !
Les histoires d'amour ne s'expliquent pas. Je ne l'explique pas... La
fidélité est une promesse réciproque
et exigeante.
Une règle du jeu amoureux. Je suis toujours
fébrile et
émue de retrouver ce public. Peut-être l'est-il
aussi ?
Cette
intensité-là, cette passion du public,
reste-t-elle inexplicable pour vous ?
On ne choisit pas le passion. C'est elle qui vous cueille. C'est ce qui
la rend si mystérieuse. Cela me bouleverse. La passion est
toujours intense... Elle peut être destructrice, aussi. On
n'en
sort pas indemne. Au minimum cabossée, mais avec le
sentiment
d'avoir vécu... C'est tout ce qui m'importe au bout du
chemin.
Le spectacle est une
nouvelle fois minutieusement préparé.
Je m'efforce de tout soigner, de ne rien laisser au hasard, de ne pas
céder à la facilité, pour trouver
enfin, une fois
le puzzle achevé, une liberté... Celle de
l'improvisation, de l'abandon.
Avant des rendez-vous sur
scène, il y a quoi en vous ? De
l'angoisse, de l'envie, de l'impatience, une
nécessité
psychologique et physique de ressentir cette émotion ?
Je suis concentrée, attentive. Il y a tellement de choses
à préparer ! Le temps manque pour l'angoisse, la
peur ou
l'impatience. L'émotion est pour plus tard...
Juliette Gréco
dit de vous que vous êtes une enfant féroce et
surdouée, cela vous va ?
Une enfant... féroce... Forcément. Ce
métier peut
être cruel. Une certaine dose de
férocité est
nécessaire pour protéger ses proches.
Qu'y a-t-il de
féroce en vous ?
L'instinct de survie.
Est-ce l'imaginaire qui
vous a sauvée, en vous permettant
d'échapper à la violence de la
réalité ?
La réalité est violente. C'est dans cette
violence
qu'elle prend toute son ampleur. Même si je suis
privilégiée, il est vital de
développer
l'imaginaire pour entrevoir un peu de lumière. Donner une
autre
dimension au temps qui passe inexorablement. Un féroce
instinct
de survie...
Au risque de vous
"isoler", parfois ?
Mais c'était une nécessité et
même plus que
cela : un moyen de survivre. Je n'ai pas le sentiment d'isolement.
C'est une notion qui implique la contrainte. Je ne suis pas
prisonnière. Je suis solitaire et ce mode de vie me
correspond.
C'est aussi un des aspects de mon travail.
Votre imaginaire s'est-il
substitué à votre absence presque totale de
souvenirs d'enfance ?
Je ne sais pas Laurent... Je ne m'en souviens plus ! (Rires)
On peut donc vivre sans
cette mémoire ?
Mais c'est une survivante qui vous parle ! On peut perdre la
mémoire comme on égare ses bagages à
la veille d'un long voyage. Le voyage est plus compliqué,
mais plus léger peut-être...
Quand vous regardez le
journal, les informations, vous ne trouvez que très peu de
raisons d'espérer ?
Où est l'espoir dans le traitement de l'information ? Je
pense qu'on entretient assez volontiers le sentiment de peur. C'est une
arme de domination massive. Je me demande ce qu'auraient
été les journaux
télévisés au Moyen Age. Y avait-il
plus de raisons de se réjouir ? Pourtant, entre-temps, le
monde a quelque peu évolué. L'espoir est un
leurre indispensable.
Vous a-t-on souvent dit
"je t'aime", via le public ? Vous qui attachez une réelle
importance aux mots, beaucoup sont aujourd'hui galvaudés.
Ceux-là veulent-ils encore dire quelque chose pour vous ?
Ce sont des mots qui font tourner le monde. C'est la base. L'amour est
un sentiment essentiel qui peut prendre les formes les plus diverses.
C'est aussi un sentiment qui se passe volontiers de mots. Allez
chercher à comprendre !
Et vous, vous arrivez
facilement à prononcer cette phrase ? Elle vous a
déjà fait peur ?
Il n'y a rien de facile en amour. Surtout pas les mots. Je ne parlerai
pas de peur mais plutôt de vertige. L'amour est un puits sans
fond qui nous amène à explorer notre
âme. Vertigineux.
L'intelligence complice
est une composante du couple, mais vous n'avez jamais oublié
de nous rappeler que la sensualité en est
également un élément essentiel. Le
sexe reste-t-il une arme nucléaire en amour ?
L'arme nucléaire est par définition dissuasive ou
dévastatrice. A déconseiller pour les couples !
Le sexe reste une arme fatale dont on ressuscite à chaque
fois. (Rires.)
Le pouvoir semble
être un aphrodisiaque pour les hommes politiques. Cela vous
surprend ?
Non, c'est ainsi depuis la nuit des temps. Mais le pouvoir est
éphémère et les hommes qui en usent
comme d'un aphrodisiaque devraient se préparer à
de longues nuits solitaires. Le pouvoir aphrodisiaque d'un homme est
plus complexe que l'exercice d'une fonction. Mystère...
La scène
l'est-elle pour vous ?
Quand je crie "Déshabillez-moi" sous
l'œil amusé de Juliette Gréco
? (Rires.) Oui, il y a quelque chose d'aphrodisiaque sur
scène... Entre séduction et abandon...
Je parlais tout
à l'heure de cette toile, celle de votre vie. Quel peintre
ou quel artiste peut nous permettre de nous rapprocher de vous ?
Les autoportraits d'Egon Schiele. Aussi effrayants que lucides.
Je sais que vous dessinez
toujours.
Dès que j'ai un crayon entre les doigts, ça calme
mon cerveau... sans cesse en ébullition.
Vous vous êtes
mise, je crois, à la lithographie avec, comme
maître, le cinéaste David Lynch.
David est un génie touche-à-tout. Un mystique
bouillonnant. Son travail lithographique est remarquable.Tout comme son
œuvre cinématographique. J'ai aimé sa
façon de m'initier à cette technique.
Discrète et rassurante.
Votre vie artistique
avait commencé au Cours Florent, avec Vincent Lindon, qui
est d'ailleurs resté votre ami... Que vous faudrait-il pour
franchir le pas à nouveau vers le cinéma ? Cela
me semble une telle évidence !
Vincent est un ami. Je le trouve courageux dans le choix de ses
rôles. Il grandit avec ses films. Pour moi, le
cinéma est une parenthèse qui s'est ouverte il y
a longtemps et ne s'est jamais vraiment refermée.
Là, on peut parler de toile inachevée ! Je ne
pense pas qu'il faille avoir confiance en soi pour faire du
cinéma. Au contraire. Mais cela passe
nécessairement par le regard d'un réalisateur qui
en a l'envie. Et un bon script... Malheureusement, Claude Berri n'est
plus là...
Au cœur de la
mélancolie, il y aussi des moments de
légèreté, de vie et de rire... Parce
que peu de gens le savent, mais vous êtes drôle,
très drôle même.
Il m'arrive même de rire à mes dépens !
Je ne retiens pas les histoires drôles, ça doit
être pour ça qu'on ne me reconnaît pas
ce talent.
Avez-vous toujours les
cons en horreur ? Vous dites souvent que, hélas, ce n'est
pas ce qui manque...
Ils suivent proportionnellement l'évolution
démographique, et on prévoit neuf milliards
d'habitants sur notre planète en 2050 ! Le
problème avec les cons, c'est qu'on est toujours le con d'un
autre... Insoluble.
Il y aura un jour autre
chose, un autre chapitre de votre vie. Tout cela se fera sans dire
adieu ?
Au fond de moi, je l'ignore et cela me va. Autre chose, certainement.
Une autre vie, je ne crois pas. Je ne suis pas une femme d'adieu. Je
vous rappelle qu'une enfant féroce a laissé ses
bagages sur un quai il y a longtemps. Le voyage continue.
Vous devriez ensuite
ouvrir un cabinet de psy, vous nous apprendriez non pas à
guérir de la mélancolie mais à y
survivre.
Pourtant, parfois, l'envie de tout abandonner... Mais je fais de la
résistance... Une survivante. C'est ça, je suis
une survivante.